2) LA HIÉRARCHIE DRUIDIQUE
La classe sacerdotale druidique comporte donc des fonctions spécialisées. Le problème se pose de savoir comment étaient régis les rapports entre les différentes composantes de cette classe, et aussi de définir quelle pouvait être la cohésion de cet ensemble qui paraît avoir été assez vaste.
En partant des éléments historiques qui concernent la christianisation de l’Irlande, à partir du Ve siècle, on a cru pouvoir discerner des rivalités et des oppositions à l’intérieur de cette classe druidique. En effet, si l’on examine à la lettre l’histoire, ou l’histoire légendaire, de saint Patrick, l’évangélisateur de l’Irlande, on est amené à constater que l’apôtre chrétien s’est heurté à l’hostilité des druides et des rois et qu’il a converti les fili, faisant de ceux-ci les élites intellectuelles de la nouvelle religion[9]. En somme, Patrick aurait joué de la rivalité entre druides et fili, privilégiant ces derniers et leur donnant mission de poursuivre son œuvre tout en luttant contre les pratiques magiques attribuées aux premiers.
Cette constatation est vraie dans les faits, mais elle ne vaut plus rien si l’on examine attentivement les rapports entre druides et fili. D’abord, il y a, dans tous les textes, une propension à confondre les druides et les fili : il s’agit seulement d’une querelle de terminologie. D’autre part, dans l’évolution de la société gaélique d’Irlande – évolution qui n’a rien de comparable avec ce qui s’est passé en Gaule –, nous pouvons affirmer qu’il y a eu glissement de fonction entre les druides proprement dits et les fili, lesquels, répétons-le, ne sont pas tellement différents des druides puisqu’ils appartiennent à la même classe, et qu’en Irlande, le terme « druide » sert essentiellement à désigner, d’une façon générale, un membre de la classe druidique. Tout ce qu’on peut supposer, c’est qu’à l’époque de saint Patrick, le terme « druide » servait surtout à qualifier un opérateur de magie, alors que le file était davantage un intellectuel, un véritable druide au sens où nous l’entendons. L’hagiographie irlandaise ne peut pas ne pas avoir tenu compte de ce glissement, d’autant plus que saint Patrick lui-même, dans son adolescence, avait été capturé (il était Breton) par des pirates irlandais et avait été pendant plusieurs années esclave chez un « druide », autrement dit un opérateur de magie. Patrick savait donc à quoi s’en tenir. Non seulement il avait dû apprendre certaines techniques auprès de ce druide, mais en privilégiant les fili au détriment des druides, il préparait les futurs cadres du christianisme, surtout du point de vue intellectuel, philosophique, juridique et finalement politique.
Il ressort de tout cela que la distinction entre druides proprement dits et fili n’est point affaire de rivalité ou d’opposition, mais de fonction. Du reste, le rapide passage de l’Irlande païenne au christianisme dont elle est devenue en quelque sorte le fer de lance, prouve qu’en définitive c’est toute la classe druidique qui s’est convertie, entraînant de ce fait les autres classes avec elle, et donnant ainsi une idée du pouvoir réel qu’elle représentait dans la société celtique. Or quand une classe sociale revêt une telle importance, c’est qu’elle constitue un tout cohérent et organisé.
Sur ce point, les textes de l’antiquité grecque et romaine et les textes irlandais (épopée et hagiographie) sont, en dehors de détails d’interprétation et de nuances de vocabulaire, en parfaite convergence : il y a une classe sacerdotale druidique comprenant des prêtres, des devins et des poètes-philosophes, pratiquant la théologie et les spéculations métaphysiques, présidant les sacrifices, animant le culte et les rites divers, transmettant la doctrine à des disciples et réglant la vie politique en tant qu’intermédiaire entre le monde divin et le monde humain.
On conçoit alors qu’une telle organisation n’est pas due au hasard et qu’elle est la conséquence d’un plan qui répartit les tâches et les responsabilités. La classe sacerdotale druidique est fortement structurée, même si ses structures n’apparaissent pas toujours au premier plan. Un exemple est caractéristique, celui de la Guerre des Gaules, plus particulièrement le moment de la tentative de Vercingétorix pour libérer la Gaule des Romains. Si l’on prend le récit des événements de la Guerre des Gaules, on peut dire, à quelques exceptions près, que les druides sont curieusement et inexplicablement absents. Mais quand on connaît l’organisation sociale des Celtes, on ne peut douter un seul instant de leur présence, et surtout de leur action décisive dans tous les événements, politiques et militaires, qui se sont déroulés entre 58 et 52. Or, en 52, jamais la révolte suscitée par Vercingétorix n’aurait eu la moindre chance d’éclater sans le patronage de la classe druidique. Cette révolte part en effet du pays des Carnutes, où se trouvait le sanctuaire central de la Gaule, et elle gagne ensuite, à une vitesse surprenante, l’ensemble du territoire peuplé par les Gaulois[10]. C’est la preuve qu’il existait une organisation ayant ses ramifications parmi tous les peuples (pourtant rivaux et parfois très différents les uns des autres) et capable de mobiliser en un temps record une masse humaine aux intérêts trop souvent divergents. La révolte de Genabum, et le début de la tentative de Vercingétorix à partir de sa base arverne, ne peuvent s’expliquer autrement.
Tout cela suppose une hiérarchie. César est le premier à l’avoir constaté et il l’affirme sans ambiguïté : « À tous ces druides commande un chef unique qui exerce une autorité suprême sur eux ; quand ce chef meurt, si l’un d’eux l’emporte en dignité, il lui succède, mais si plusieurs sont à égalité, ils se disputent la première place par le suffrage des druides, parfois même par les armes » (VI, 13). La désignation de ce qu’on pourrait appeler « l’archidruide » est donc assez souple, et tout compte fait, « démocratique ». La valeur du personnage fait autorité, et à égalité de valeur, on a recours à l’élection. Et, bien entendu, comme dans toute consultation électorale, les passions peuvent s’exacerber et les positions partisanes se durcir : d’où le pis-aller de la violence. Mais il n’y a pas de succession automatique ou héréditaire. C’est dans l’esprit du druidisme, puisqu’il ne s’agit pas d’une caste, comme chez les Brahmanes, ni d’un collège, comme chez les Flamines, mais d’une classe à laquelle on accède par ses dispositions et ses mérites intellectuels.
Il y a donc un chef unique de tous les druides. César parle de la Gaule, mais nous ne savons pas très bien dans quelles limites précises il enferme la Gaule. En tout cas, cette Gaule est un conglomérat de peuples aux intérêts parfois divergents et aux politiques souvent contradictoires, peuples qui veillent jalousement à leur autonomie sinon à leur indépendance complète. On peut comprendre le témoignage de César de deux façons : ou bien chaque peuple de la Gaule a ses druides, et ces druides élisent un chef unique à l’intérieur de ce peuple, ou bien les druides de chaque peuple se choisissent un chef unique pour toute la Gaule. Le problème a toujours été esquivé, mais il mérite pourtant qu’on s’y attarde, car il débouche sur une question fondamentale : le druidisme est-il une institution nationale, internationale ou supranationale ? Cette question, en tout état de cause, doit être posée prudemment, en tenant compte du fait que l’idée de nation et le concept de nationalisme n’ont pas la même signification pour des Gaulois de l’époque de Vercingétorix, pour des Bretons de l’époque d’Arthur, pour des Irlandais de l’Âge des Saints et pour nos contemporains moulés dès leur enfance dans les structures d’un État-nation quelque peu hégélien.
La situation semble paradoxale. D’une part, l’institution druidique concerne tous les Celtes sans exceptions, Gaëls et Brittons, de l’Irlande au pays des Galates en Asie Mineure, même si, pour ces derniers, le doute subsiste quant à leur présence et à leur rôle effectif (il n’y a aucune mention de druides galates, mais cela ne prouve aucunement leur inexistence). Le druidisme, avec la langue, est d’ailleurs un des seuls ciments de l’unité celtique. Mais, d’autre part, les druides, par leur rôle dans la société, par la fonction qu’ils occupent auprès du roi (ou de tout substitut du roi), semblent avoir un destin national limité au peuple dont ils font partie. C’est ce qui ressort notamment de la lecture d’un passage de la grande épopée Irlandaise, la Tain Bô Cualngé, à propos du fameux druide d’Ulster Cathbad. Le roi Ailill de Connaught vient de demander à Fergus, exilé d’Ulster, qui est le personnage magnifique qu’il voit dans l’armée de ses ennemis. Fergus lui répond : « C’est le fondement de la science, le maître des éléments, l’accès du ciel ; Il aveugle les yeux, il saisit la force de l’étranger par l’intelligence des druides, à savoir Cathbad, l’aimable druide, avec les druides d’Ulster autour de lui »[11]. Il s’agit ici non seulement d’une sorte de résumé de la fonction druidique, mais aussi de la présentation d’un personnage remarquable au milieu de subalternes : Cathbad est le chef des druides d’Ulster. Dans une autre épopée irlandaise, Le Siège de Druim Damhgaire, deux druides s’opposent dans des combats magiques, aidés chacun par des druides de moindre importance. Et ces deux druides sont au service de deux rois ennemis, ce qui semblerait démontrer le lien fondamental entre le druide et le peuple auquel il appartient. D’ailleurs, le druide historique Diviciacos, dont nous parlent César et Cicéron, apparaît nettement engagé dans la vie politique de son peuple, les Éduens, même si cette vie politique est contraire aux intérêts des autres peuples gaulois.
De plus, si les druides ne sont pas, au témoignage de César, soumis au service militaire, rien ne leur interdit de faire la guerre, à condition que ce soit de leur plein gré. Le druide éduen Diviciacos, partisan convaincu de l’alliance avec Rome, ne s’en prive pas. Le druide épique des Ulates, Cathbad, père du roi Conchobar, est présenté comme étant à la fois druide et guerrier. Il épouse d’ailleurs une femme-guerrière. Quant au druide mythique Mog Ruith, héros du Siège de Druim Damhgaire, même si ses combats sont magiques, il n’en mène pas moins une guerre acharnée contre les druides de ses ennemis. Il ne s’agit pas de patriotisme, ce concept étant dénué de toute signification dans le contexte des anciennes sociétés celtiques, mais de l’attachement à une cause, aussi bien celle du peuple d’origine que celle d’un roi ou d’un peuple d’élection. Mais cela prouve en tout cas que le druide appartient, d’une façon ou d’une autre, à un peuple déterminé dont il partage la destinée. Il semblerait, dans ce cas, que le druidisme soit un phénomène national, ou tout au moins tribal.
Et pourtant l’institution druidique dépasse le cadre étroit du peuple ou de la tribu. Encore une fois, César est un témoin essentiel. Parlant des druides qui se choisissent un chef unique, il ajoute : « À une certaine époque de l’année, ils se réunissent en un lieu consacré du pays des Carnutes que l’on tient pour le centre de toute la Gaule. Là convergent de toutes parts ceux qui ont des contestations, et ils se soumettent à leur avis et à leur jugement » (VI, 13). Il ne peut y avoir d’ambiguïté : les druides de tous les peuples de la Gaule se réunissent en un seul endroit. Peut-être y élisent-ils un chef suprême, une sorte d’archidruide des Gaules. Pourquoi pas ? Mais César ne le dit pas. Cependant le fait que tout individu, à quelque peuple qu’il appartienne, puisse venir exposer son cas constitue la preuve que le druidisme est une institution au-dessus du cadre du peuple ou de la tribu, qu’il est bel et bien supranational. Cela suppose évidemment le sentiment d’une communauté gauloise, que l’aventure de Vercingétorix met d’ailleurs en lumière. En somme, le sanctuaire du pays des Carnutes où se réunissent les druides est un omphallos, un centre symbolique et sacré. Était-ce Saint-Benoit-sur-Loire, ou Fleury-sur-Loire, comme on l’a souvent proposé[12] ? Ou bien encore Suêvres (Sodobria, l’antique Sodo-Brivum) dans le Loir-et-Cher[13] ? Peu importe. La même idée se retrouve en Irlande, pays divisé en quatre royaumes (divisés eux-mêmes en nombreuses tribus) et où la Colline préhistorique de Tara est devenue le centre mythique de l’Île, l’omphallos autour duquel se tenaient les grandes réunions cultuelles et politiques, et siège d’un cinquième royaume symbolique (Midhe, c’est-à-dire « le Milieu ») sur lequel régnait théoriquement l’Ard Ri, c’est-à-dire le « Roi Suprême » d’Irlande. Rappelons que, dans le monde hellénique, la même coutume existait, puisque Delphes était une sorte de terrain neutre pour les cités grecques bien souvent rivales et ennemies, lesquelles y déposaient leur trésor sous la garde de la divinité, autour de l’omphallos de pierre qui marquait un centre symbolique de l’univers.
Mais ce n’est pas tout. L’existence d’une institution druidique supranationale étant posée, on peut aller plus loin, grâce, une fois de plus, au témoignage de César : « Leur doctrine a été élaborée en Bretagne [= Grande-Bretagne], et de là, à ce qu’on pense, apportée en Gaule ; de nos jours encore, la plupart de ceux qui veulent approfondir la connaissance de cette doctrine s’en vont là-bas pour y faire des études » (VI, 13). Là, nous ne sommes plus en Gaule, bien que les Bretons insulaires soient de même origine que les Gaulois (surtout après les migrations belges en Grande-Bretagne, au début du premier siècle avant notre ère) et qu’ils aient parlé une langue brittonique[14] probablement à peu près identique à la langue gauloise[15]. Curieusement, la tradition irlandaise fait venir le druidisme des « îles du nord du monde » et nous montre futurs druides et jeunes gens allant s’initier en Écosse (ou dans toute autre partie de la Grande-Bretagne). Or, l’Écosse est au nord par rapport à l’Irlande, ce qui n’est pas sans intérêt pour notre propos.
Il n’y a pas lieu de douter de l’affirmation de César. Familier du druide Diviciacos, il savait très bien, ne serait-ce que pour des raisons politiques et stratégiques, quelles étaient les filières qui unissaient la Gaule à l’île de Bretagne. Ces filières étaient nombreuses : il s’en était aperçu lors de la révolte des Vénètes en 56, les Bretons ayant envoyé des secours aux Armoricains, et il jugeait que toute conquête durable de la Gaule supposait la conquête de l’île de Bretagne. Cette conquête, on le sait, fut très partielle et incomplète, mais elle marque la défiance du proconsul à l’égard de peuples, soupçonnés à juste titre d’être les véritables maîtres de la pensée celtique, celle qui, aux antipodes du système romain, constituait un danger permanent.
Ainsi se trouve exprimée l’existence d’un centre en quelque sorte international du druidisme. Était-ce un sanctuaire ? Sans doute, mais avant tout une école chargée de maintenir une tradition et de la répandre à qui de droit. Il est quand même remarquable que les textes irlandais signalent tous l’importance de l’île de Bretagne dans l’initiation des jeunes gens : c’est là que le héros Cûchulainn va parfaire son éducation, et il n’est pas le seul. Ce qu’on ne sait pas, c’est si ce centre druidique était unique, et dans ce cas, où il se trouvait. On a avancé plusieurs hypothèses, en particulier celle de Bangor, dans le nord du Pays de Galles : le nom de Bangor signifie « collège », « assemblée », et il se retrouve sous cette même forme en Irlande et à Belle-Île en Mer, en Bretagne armoricaine, témoignant peut-être de deux filiales du Bangor gallois. Il est possible que ce soit l’île de Mona, la mystérieuse Môn de la tradition galloise, aujourd’hui Anglesey : en l’an 58 de notre ère, il y avait là un immense établissement de druides, d’après le témoignage de Tacite (Annales, XIV, 29-30), établissement qui fut ravagé et détruit par l’armée romaine de Paulinus Suetonius au moment de la révolte générale de la Bretagne.
Quoi qu’il en soit, toutes ces observations nous font apercevoir que l’institution druidique est fortement structurée, à la fois dans le cadre de la tribu et du peuple, dans le cadre de la Gaule tout entière et dans le cadre de la communauté celtique d’origine. Cela nous confirme dans la certitude que le druidisme est la religion de tous les Celtes. Et cela contribue également à mettre en lumière que l’institution druidique, avec ses structures et sa hiérarchie de tendance « fédérale », est absolument inséparable de la société celtique avec laquelle elle fait corps et dont elle constitue l’ossature spirituelle.